L’article du général (2s) Vincent Desportes dans le Monde
9 05 2016Nous portons à votre connaissance l’article publié dans Le Monde par le général (2s) Vincent Desportes : « Vous avez tort, Monsieur Juppé ! »
L’article est disponible : http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2016/05/04/le-general-vincentdesportes-vous-avez-tort-monsieur-juppe_4913212_3232.html
LE MONDE | 04.05.2016 à 06h33 • Mis à jour le 04.05.2016 à 09h00
A un un an des élections présidentielles et au moment où certains candidats redécouvrent une défense qu’ils ont tant malmenée ou oubliée, ce coup de gueule contre une réaction qui tient plus de la déconnection des réalités d’un haut fonctionnaire que d’un héritier du gaullisme mérite d’être lue. A croire que certains regrettent encore d’avoir donné le droit de vote aux militaires en 1944 !
Monsieur Juppé,
les propos que vous avez tenus le 25 avril devant les étudiants de l’IEP de Bordeaux – « Un militaire, c’est comme un ministre : ça ferme sa gueule ou ça s’en va » –
sont indignes. Méprisants, ils montrent une profonde méconnaissance de la réalité stratégique.
Vous avez d’abord tort sur le fond. Non, les militaires n’ont pas « à la fermer » comme un ministre. La première loyauté d’un ministre au service d’une politique fluctuante, souvent politicienne, est envers son président. La première loyauté d’un militaire au service permanent de la nation, de ses intérêts et de ses valeurs, est envers la France. Structuré par l’éthique de conviction, il doit prendre la parole pour lui rester fidèle, plutôt que de la renier.
N’est-ce pas l’exacte attitude du général de Gaulle, tant par ses écrits que dans sa remarquable attitude au moment de la défaite de 1940 et des lâchetés qui l’ont suivie ?
Vous avez tort dans la forme, ensuite. Candidat à la présidence, vous devez le respect à ceux qui ont dédié leur vie à la protection de cette nation que vous souhaitez diriger. Votre réponse à l’emporte-pièce contredit le discernement attendu de celui qui vise la plus haute magistrature. Car qui, dans la société civile, détient les connaissances, expériences et compétences, acquises par l’étude et le terrain, des officiers supérieurs et généraux ? Pourquoi nos concitoyens ne seraient-ils pas informés par « ceux qui savent », comme dans les autres domaines de l’action publique ? Les responsables militaires sont les mieux placés pour réfléchir aux conditions d’emploi des armées, pour apprécier les menaces, élaborer les solutions militaires propres à l’atteinte des buts politiques. Experts en leur domaine, les militaires ont, vis-à-vis de la nation, un devoir d’alerte.
Vous avez tort politiquement, enfin. Quelle maladresse de vous aliéner une population qui vous était plutôt favorable : malmenée par la calamiteuse loi de programmation militaire 2014-2019, écartelée entre la multiplication des missions et l’érosion des capacités opérationnelles, elle en avait fini par oublier la loi de programmation 2008-2013, pourtant pire, et le mépris avec lequel elle avait été traitée lors de la crise de l’été 2008 consécutive à l’accident de Carcassonne [En 2008, à Carcassonne (Aude), les journées portes ouvertes des militaires tournent au drame : au lieu de balles à blanc, un sous-officier a mis un chargeur de balles réelles dans son fusil. Bilan : 16 blessés] et à l’embuscade d’Uzbin, en Afghanistan. A vrai dire, le doute était déjà permis. Votre livre programme ose s’intituler : Pour un Etat fort, alors même que l’armée, à peine mentionnée, en est la grande absente.
Qu’implicitement vous souteniez un exécutif qui a puni d’une « mutation-sanction » un officier général dont le seul tort est d’avoir dit la vérité aux représentants de la nation dénote une attitude dangereuse. Fallait-il que le général Soubelet mente devant une commission parlementaire le 18 décembre 2013 ? Quelle est cette démocratie dont l’exécutif punit une de ses autorités parce qu’elle est sincère vis-à-vis des représentants du corps législatif ? Pourquoi la démocratie américaine, avant toute audition au Sénat, fait-elle jurer aux intervenants de dire toute la vérité, quand notre propre démocratie sanctionne à l’inverse ceux qui se tiennent à l’exactitude des faits ?
Fidélité à la nation
Que, par la suite, ayant été renié par les responsables exécutifs de la nation à laquelle il avait consacré sa vie, le général Soubelet décide de s’affranchir de sa réserve et dénonce le laxisme judiciaire et pénal français l’honore et montre à tous que l’on ne peut contraindre indéfiniment au silence ceux dont l’éthique de conviction est la règle de vie. D’ailleurs, le devoir de réserve des militaires est en France trop surinterprété. Inhibé par des années de stricte obéissance silencieuse, le militaire, facilement bon élève, s’est autocensuré.
S’enfonçant dans son cantonnement juridique, il s’est enfermé dans un conformisme excessif et, hors du champ technico-tactique, a contraint sa pensée à ce qu’on lui dit de penser. Bridé par ce devoir de réserve scrupuleux, devenu révérant envers des autorités administratives ou politiques auxquelles il rend le mauvais service de ne dire que ce qu’elles veulent entendre.
Pourtant, l’honneur des chefs militaires n’est pas de mettre en oeuvre, au garde-à-vous, des décisions destructrices pour les armées : il tient dans la loyauté sans le renoncement, la loyauté sans le reniement, la fidélité à la nation.
D’un point de vue légal, les militaires ont le droit de s’exprimer publiquement. Si, dans les faits, la parole est contrainte, et si la très grande majorité des militaires estime devoir se tenir à un strict silence, le mal est venu d’une malsaine jurisprudence étatiquement entretenue.
Vous devriez savoir, M. Juppé, que cet excessif cantonnement militaire est une spécificité
française, si l’on excepte les armées de dictature. Dans la plupart des pays développés, les voix des armées sont attendues et entendues. En Grande-Bretagne, les plus grands chefs militaires savent, si nécessaire, émettre des critiques vis-à-vis de décisions politiques de défense ; ils sont dans leur rôle, et aucun n’a jamais été « démissionné ». Aux Etats-Unis, les grands leaders militaires demandent à leurs subordonnés d’exprimer leurs avis et eux-mêmes énoncent leurs positions. Leur voix est respectée parce qu’ils sont les professionnels d’un art complexe ; leur avis est souvent suivi par leur « commandant en chef », le président américain.
Monsieur Juppé, ne prenez pas le militaire pour un simple technicien. Il est bien plus que cela, dans et pour la nation. Son devoir est de penser la défense pour l’immédiat et pour le temps long, au-delà des horizons politiciens.
Libérer la pensée critique
L’expression des militaires sur les problèmes organiques, sécuritaires et stratégiques est nécessaire : les restrictions dont elle souffre desservent la France. L’Histoire regorge d’évidences. Après la victoire d’Iéna, c’est par la liberté donnée aux officiers d’apporter des idées nouvelles que la Prusse trouve les principes qui feront de l’armée prussienne puis allemande cet outil redoutable dont la France souffrira à l’été 1870, en août 1914 et au printemps 1940. L’esprit du « Je rayerai du tableau d’avancement tout officier dont je verrai le nom sur une couverture de livre » de Mac-Mahon a fondé la défaite de 1870. La même attitude du général Gamelin de 1935 à 1940 mènera au nouveau Sedan. Ainsi, vous avez stratégiquement tort, monsieur Juppé, lorsque le 25 avril vous complétez vos propos par cette affirmation digne de Coluche : « Certes, tous les militaires ont le droit de penser, mais il y a quand même des limites à ne pas dépasser. »
Cette nécessité de l’expression est consubstantielle de la nature dialectique de la stratégie.
Comme l’écrit le général Beaufre, celle-ci « est un processus d’innovation permanente ». Celui qui ne pense plus est condamné à la défaite. Selon la formule américaine, il faut penser « out of the box », libérer la pensée critique, en admettre la nécessité et les débordements éventuels. Il n’y a pas de nation victorieuse qui n’ait su créer dans ses armées les conditions de l’expression de ses officiers. Pour la nation, l’armée doit tenir son rang et jouer son rôle. La nation est portée par ses corps sociaux qui dépassent l’Etat. Soutenir la nation, c’est soutenir l’expression de ses différents corps. Si l’un vient à manquer, tout l’édifice devient bancal.
Enfin, la règle darwinienne s’applique aux militaires : les organes qui ne servent plus s’atrophient. Quand les militaires se cantonnent à leur technicité, ils perdent le goût de la pensée, et les meilleurs, ceux dont la France aura besoin aux heures sombres – les Foch, de Gaulle, Leclerc ou Koenig –, ne sont plus attirés par une profession où ils ne pourront plus faire grandir le meilleur d’eux-mêmes. Les Français doivent en être sûrs : si la discipline demeure la force principale des armées, la pensée libérée est la deuxième composante de son efficacité.
L’équilibre est fragile, mais le déséquilibre en faveur du silence est la première marque de la sclérose, donc de la défaite.
Le silence de deux générations
Cantonnée dans un rôle de mise en oeuvre, la haute hiérarchie militaire a laissé le politique s’emparer de la réflexion de défense : les institutions de la Ve République, l’émergence du nucléaire et le précédent algérien ont favorisé cette mainmise. Un demi-siècle : le silence de deux générations !
Certes, depuis des années, les officiers s’expriment sur leurs expériences professionnelles.
Mais aujourd’hui, toute contestation de l’organique ou de l’opérationnel est assimilée à une contestation de l’exécutif. Trop peu d’officiers jouent leur rôle de « stratège pour la France ». Peu s’expriment sur le fond dans les médias. On ne les entend pas sur les problématiques stratégiques, les dérives de l’institution militaire, la dégradation des forces. S’ils se permettent un commentaire à l’encontre de la ligne de l’Elysée, la sanction est immédiate.
Les règles sont connues. La première : tant que le militaire est sous l’uniforme, il ne peut s’exprimer ; et lorsqu’il ne l’est plus, il n’a plus de légitimité à le faire. La seconde : si, sous l’uniforme, il s’exprime en dehors du champ technique, il est aussitôt sermonné ou sanctionné ; si, ayant compris cette impossibilité, il parle sous couvert d’anonymat, on lui reproche illico sa couardise, on l’accuse de complotisme, on fouille de manière illégale son ordinateur, on interroge ses proches, on le fait suivre et on le met sur écoute comme un criminel. Je l’ai vécu.
Monsieur Juppé, le politique se trompe en voulant limiter la pensée du militaire. Son devoir est au contraire de tout mettre en oeuvre pour favoriser l’esprit critique dans les armées. Les Français doivent l’exiger, tant ils ont payé son absence très cher : la négation des dimensions politique et stratégique du soldat, son cantonnement toujours plus étroit dans ce que l’on baptise à tort son « coeur de métier », le déni de son devoir d’expression constituent une menace directe pour la sécurité de nos concitoyens. Pour toutes ces raisons, vous avez tort, Monsieur Juppé.
« Tout ce qu’il ne faut pas dire », de Bertrand Soubelet, éditions Plon, 14 €
Par le général Vincent Desportes
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