Introduction du colloque AIDOP / IHEDN du 7 octobre : « SOMMES NOUS EN GUERRE AUJOURD’HUI ? »
16 10 2015Nous publions l’introduction de Bertrand Darras, colonel (ER) et consultant, au colloque : « Sommes-nous en guerre aujourd’hui ? » organisé le 7 octobre dernier à l’amphithéâtre Foch de l’école militaire par l’AIDOP et l’IHEDN.
Napoléon et Bergson étaient d’accord pour estimer que la guerre est un état naturel et Miguel de Cervantès y voyait l’expression du changement continuel. Ces trois regards nous parlent de la permanence du phénomène et de sa nature instable.
Le propos de cette introduction est d’essayer de dépeindre les facteurs essentiels qui façonnent la guerre. Certains sont rémanents et d’autres nouveaux. Quels qu’ils soient, ils puisent leurs sources dans notre humanité et se retrouvent ainsi mêlés sous une forme toujours enracinée dans l’histoire et toujours renouvelée dans l’actualité. Leur compréhension requiert donc à la fois le regard de l’historien et de l’homme informé.
Les facteurs d’évolution de la société humaine d’aujourd’hui pourraient être résumés dans la mondialisation et ses conséquences politiques, économiques, sociales et même philosophiques, dans la nouvelle révolution industrielle, dans la crise des idées et dans l’accès aux ressources.
Il apparaît pertinent d’évoquer l’influence de ces quatre facteurs sur la guerre et sur ceux qui la font en jetant un regard sur l’ordre politique, l’économie et la technologie, notre société et la question du sens.
Les relations de l’ordre politique et de la guerre sont intrinsèques.
La dynamique en est double. La guerre influe sur l’ordre politique et l’ordre politique contribue à la nature de la guerre.
Comme l’a très clairement montré Michael Howard dans son remarquable ouvrage, « L’invention de la paix et le retour de la guerre », l’ordre politique qui précède l’ordre Westphalien actuel fut d’abord le fruit de la guerre. L’ordre féodal était la solution trouvée pour établir la sécurité dans le grand espace qu’était l’Europe. C’était une forme d’application du principe de subsidiarité à la sécurité des territoires et des populations. Cependant, au cours des siècles qui suivirent, cet ordre se transforma progressivement en source de violence. Ce fut quand la religion, par la réforme, perdit son rôle unificateur de l’Europe occidentale, que les conflits prirent une dimension intolérable et incontrôlable et débouchèrent sur la terrible guerre de 30 ans. C’est alors que l’ordre Westphalien, qui réserve aux Etats l’emploi légitime de la force, s’imposa pour mettre fin à cette dynamique perverse.
Cet ordre n’était pas censé faire disparaître la guerre. Il devait pouvoir la réguler. Dans sa vocation d’origine, la guerre y avait un début et une fin, et les familles royales un intérêt bien compris à la maintenir dans certaines limites qui préservaient leurs positions de long terme. Pour autant, de cet ordre émergea la nation qui, avec les idéologies, nourrira les guerres du XXe siècle. Il permit la mobilisation sans limites des ressources humaines. Avec l’appui des progrès technologiques et de la révolution industrielle, il apporta un développement exponentiel de la capacité de destruction qui nous conduisit jusqu’à l’arme nucléaire. Finalement, si l’ordre Westphalien parvenait parfois à limiter les effets destructeurs des nouveaux conflits, il se distinguait surtout par son aptitude à y mettre fin en rendant possible les accords entre acteurs légitimes.
Aujourd’hui, l’ordre Westphalien s’altère. La légitimité n’est plus celle des acteurs mais celle des motifs. Elle devient donc relative selon le camp dans lequel on se place. Les Etats, un temps acteurs dominants, voient leurs capacités d’actions réduites par la montée en puissance d’autres forces. Les frontières s’effacent. La santé des équilibres démocratiques inquiète, dans le cadre d’une forme d’impuissance du politique. Un nouvel espace est apparu, le cyberespace, sur lequel les gouvernements ont à peine prise. La capacité de mobilisation des moyens humains est maintenant partagée entre l’État et d’autres acteurs.
Ces mouvements ont des conséquences opérationnelles qui n’ont pas encore donné toute leur mesure. Dans le monde occidental, la relation du politique et du militaire dans la guerre a changé pour une plus grande imbrication. Nous pouvons légitimement nous demander qui a perdu l’Afghanistan, du politique qui a compté les moyens et n’est pas parvenu à régler la question des zones tribales, de la jonction politico-militaire qui a été incapable de choisir entre le pouvoir central de Kaboul et les seigneurs de guerre ou, des soldats qui n’ont pas réussi à détruire ou convaincre tous les adversaires du projet de la communauté internationale ? Dans ce conflit, l’expert est passé sous un contrôle plus prégnant et plus précis, mais pour quelle efficacité ? La guerre elle-même est maintenant « désencadrée », libérée dans ses expressions, alors que le soldat occidental y est plus contraint. Elle échappe aux décideurs habituels. Les moyens humains, le sens, les contraintes juridiques et humanitaires des différentes parties sont asymétriques. Faute d’interlocuteurs et de capacités, l’ordre politique ne maîtrise plus, un tant soit peu, le déclenchement et la fin des conflits ni leur espace et leur nature.
Les évolutions encore à venir nous laissent avec des interrogations fondamentales sur l’apparition d’un ordre politique capable d’assurer une forme de maîtrise de la guerre ou, en attendant, sur la création dans nos démocraties d’un outil de défense qui permette de relever les nouveaux défis.
L’état actuel de la conflictualité est aussi le fruit de la relation entre la guerre et l’évolution de l’économie et de la technologie.
Cette relation est tout autant inhérente à nos sociétés.
Le canon accroit la capacité de destruction, mais aussi le coût de la guerre. Il contribue à la fin de la féodalité. La révolution industrielle qui suit, complète la capacité de mobilisation sans limite des ressources humaines par celle des ressources économiques. Le cadre espace temps de la guerre se trouve totalement modifié par la technologie. Les conflits prennent une dimension globale. La guerre d’usure, où le succès dépend des ressources et non du sort d’une bataille, s’impose. La capacité de destruction massive apparaît. Le pouvoir d’en limiter l’emploi et les effets est dans les mains des Etats. Mais leur statut est diminué.
Aujourd’hui, dans la mondialisation, l’économie prend souvent le pas sur le politique. Les populations se mêlent géographiquement et s’expriment dans l’espace non régulé qu’est le cyberespace. La circulation de l’information s’accélère. Les derniers sanctuaires disparaissent. Grâce à internet, et bientôt aux objets connectés, le monde a accès à votre domaine privé. La guerre pourra venir dans votre foyer. Les liens sociaux se restructurent autour des communautés ou dans des groupes protéiformes sur le net. Les ressources diminuent, et les coûts augmentent, dans une sorte d’effet ciseaux qui pourrait pousser les modèles d’armées modernes dans une impasse. La finitude des ressources, enfin, pèsera très probablement sur les motifs de conflit.
L’ensemble de ces phénomènes a des implications opérationnelles lourdes de conséquences. L’adversaire d’aujourd’hui est polymorphe, des milices combattantes à Mohamed Merah, protéiforme, d’Al Qaida à Daesh, et ubiquitaire, du désert du Sahara à votre ordinateur. Les conflits sont longs et l’épuisement politique, économique ou humain en devient la clé. Les armées et les Etats occidentaux agissent sous contraintes accrues alors que « La guerre hors limites », selon le titre éponyme du livre de deux colonels chinois, poursuit son émergence dans les mains de nos adversaires réels et potentiels. Pour atteindre les ressources, la guerre prendra des canaux jusqu’ici peu usités. Elle s’invitera dans les entreprises où des catastrophes technologiques seront provoquées par des cyber attaques. Des familles de soldats ou de politiques seront attaquées de même, pour influencer les décideurs et affaiblir le lien entre un pays plus ou moins indifférent et des soldats prêts à risquer leur vie à la condition tacite que leur famille soit préservée.
La diminution des ressources pèse sur la capacité d’action des armées. Elle peut conduire au syndrome de la coquille vide dans lequel le nombre d’unités et quelques matériels rutilants masquent la pauvreté des moyens. La contrainte budgétaire s’accompagne d’un contrôle accru des dépenses et donc d’une consommation d’énergie importante dédiée à d’autres fins que la fin opérationnelle. Elle génère une culture bureaucratique qui s’oppose naturellement à la culture opérationnelle. La combinaison des principes de la guerre selon Foch est profondément déséquilibrée au profit de l’économie des moyens.
Dans le même temps, la lutte pour les ressources pourrait pousser la conflictualité vers les extrêmes et vers une forme de permanence au sein des sociétés comme entre les groupes humains. De plus en plus, la force s’oppose à la loi et régule des espaces entiers pour permettre l’enrichissement dans l’illégalité ou la survie de la communauté.
In fine, les défis qui s’imposent aux pays occidentaux en matière de défense s’accumulent alors que la capacité d’agir efficacement diminue et que les coûts augmentent. Dans cette configuration, il est légitime de se demander si les capacités politico-militaires occidentales sont condamnées à être efficaces localement mais inefficaces stratégiquement, et si elles permettront encore d’agir au loin alors que les défis de la protection et de la sécurité sur le territoire national s ‘amoncèlent.
La société elle-même, par sa structure et ses dynamiques, façonne ce que l’on appelle la culture de la guerre et donc la nature de celle-ci.
Quand l’ordre politique romain de l’empire occidental n’est plus à même de protéger ses populations, celles-ci, entre autres raisons, se tournent graduellement vers les élites militaires étrangères pour prendre en main leurs destinées. Dans la même logique, la classe dirigeante des trois Etats, l’aristocratie, n’était plus à la hauteur de ses responsabilités et fut happée par l’apparition combinée de l’État-nation, des lumières et de la démocratie. Ces derniers vont favoriser en deux siècles le développement d’une société prônant la liberté et l’égalité. Elle voit l’éclosion de l’individualisme et le développement de la mobilité des hommes mais n’en apportera pas moins sa part de violence. Le tissu social des trois Etats fut déchiré par la révolution et les vingt cinq ans de guerres qui suivirent.
Aujourd’hui, notre tissu social se trouve de nouveau profondément changé voire abîmé. Toute une partie de la population mondiale qui profite de la mondialisation se découple de populations encore enracinées dans leur histoire. Les inégalités sociales s’accroissent et l’ascenseur social est en panne. Les communautés endogènes réapparaissent et les communautés exogènes se multiplient dans les nations. Les crises internationales se nationalisent. Les tensions et l’insécurité se développent sur les territoires. Les codes de valeurs divergent. Les valeurs liées à la résilience des hommes comme le courage, l’énergie et la capacité d’adaptation n’irriguent plus toute la société. Certaines catégories de la population comme les soldats en sortent potentiellement isolées. Cette trame du tissu social est encore fragilisée discrètement, mais réellement, par des désastres comme celui du système (de paie) Louvois.
Cette détérioration du tissu social, ou cette mutation, si l’on est plus optimiste, a aussi des conséquences opérationnelles lourdes qui peuvent se faire sentir à plus ou moins long terme.
L’importation dans nos sociétés des crises internationales et la montée en puissance des communautés peuvent agir comme un acide sur la liberté d’action du politique et du militaire.
Le retour de la force comme régulateur dans nos sociétés mène potentiellement à une dichotomie entre l’extension des conflits et l’affaiblissement des moyens de les contenir car l’action politique est encadrée et parfois contrainte par le droit, les principes et l’exposition médiatique. Ce phénomène est de nature à remettre en question l’organisation de l’appareil de défense et de sécurité chargé de maîtriser la violence.
Le découplage de la classe dirigeante et de la population ne peut être sans conséquences sur la place des armées. Invisible au quotidien, il agit comme un poison entre deux éléments du tissu social. Dans certains pays, en des moments de crise, il a déchiré l’armée entre la population dont elle émane et qu’elle protège et la classe dirigeante politique à qui elle doit obéissance. Le rôle joué par les forces armées dans les différents pays touchés par le printemps arabe est un bon exemple des enjeux de cette dynamique. Non pas, qu’aujourd’hui, celle-ci soit un défi pour nos sociétés occidentales. Cependant, cette dynamique n’est pas saine. Et l’on ne sait jamais dans le monde incertain dans lequel nous vivons quelles en seront les conséquences de long terme.
L’accroissement de la pression médiatique conduit à une forme d’inversion du positionnement des soldats qui avaient pour mission principale de mettre en œuvre des décisions politiques et qui, aujourd’hui, doivent avant tout les légitimer. Cette intrusion du politique est encore renforcée dans la guerre au milieu des populations. Elle impose au soldat de conquérir les intérêts, les cœurs et les esprits des acteurs locaux pour obtenir leur adhésion au but politique de l’opération. Elle fait entrer le soldat dans la logique d’un candidat aux élections recherchant l’adhésion à son programme.
Dans ce cadre sociétal troublé, l’efficacité de l’action politique et militaire est au minimum gênée et la légitimité de l’action, au mieux, plus difficile à trouver.
Le dernier aspect de la relation de la société à la guerre est celui du sens.
Le sens nourrit les raisons de la guerre et sa portée. Quatre sens dominent la dynamique conflictuelle. Ce sont l’appartenance, avec la communauté ou la nation, les idées, avec la religion et les idéologies politiques prégnantes au XXe siècle, le territoire qui a porté des siècles d’ambitions royales et l’accès aux ressources qui laisse des traces de sang dans l’histoire de l’humanité. Il y a déjà eu des crises du sens dans l’histoire quand la question de la disparition de l’ordre politique féodal se cumule avec celle de la crise des idées portée par la réforme, la révolution des sciences et du début de l’européanisation de l’économie.
Le sens a produit parfois des guerres extrêmes, toujours des ambitions et de la conflictualité. Il a permis la mobilisation des ressources. Il a aussi eu un rôle positif quand il limitait les effets de la violence par les traités internationaux ou certaines actions de l’Eglise. Il avait le mérite de la clarté et donc de l’intelligibilité nécessaire au maintien d’une forme de contrôle des dérives. Mais ces différents sens ont parfois, lorsqu’ils s’entremêlaient, créé des monstres incontrôlables.
Aujourd’hui, il semble que nous soyons de nouveau entrés dans une période de crise du sens.
Des phénomènes comme :
- le retour du religieux ;
- la bascule du sentiment d’appartenance nationale à celui d’appartenance à une communauté ou à quelque chose de plus grand aux formes encore incertaines, comme l’Europe ou le monde ;
- une forme de décrédibilisation des valeurs universelles ;
- l’asymétrie des valeurs exposée à tous dans un monde médiatisé ;
- le retour d’une concurrence de système entre le capitalisme libre de l’Occident et le capitalisme d’État bien représenté par les BRICS ;
- la résistance des cultures et des peuples à la mondialisation et
- le débat récurrent entre la diplomatie de principe qui se concentre sur les motifs et la diplomatie réaliste qui vise le résultat ;
sont des facteurs qui posent clairement la question du sens. S’ils le rendent illisible, ils sont de nature à engendrer une conflictualité incontrôlable. Déjà, aujourd’hui, cette turbidité du sens, altère la capacité des dirigeants à motiver l’investissement dans la protection des populations.
Les conséquences opérationnelles de cette crise sont nombreuses et vont au-delà du simple emploi des forces. Quel sens peut avoir une défense européenne si elle n’est motivée que financièrement, alors que le projet européen est mal perçu et que les cultures des armées de nos pays sont parfois si différentes ? Pourquoi un soldat d’Europe risquera t-il sa vie ?
Sur des théâtres extérieurs, l’asymétrie du sens et des motivations produit une montée vers les extrêmes dans l’expression de la violence et le retour du conflit existentiel pour au moins une des parties prenantes. Ces conflits sont longs comme ce fut le cas pour l’Irak et l’Afghanistan hier et pour la Syrie aujourd’hui.
La décrédibilisation des valeurs universelles, l’inégalité des parties prenantes devant le droit et la confrontation permanente de nos soldats à une violence barbare ne sont pas sans effets sur les capacités de nos armées. Elles impliquent une gestion fine de leurs équilibres pour maîtriser les conséquences potentiellement perverses d’une telle exposition.
Pour conclure, il apparaît clairement que nous pouvons nous demander si nous n’entrons pas dans une nouvelle période de transition opérationnelle qui pourrait être comparée, dans son ampleur, avec l’apparition des guerres nationales qui s’imposent avec la révolution française, celle des guerres idéologiques motivées d’abord par la religion puis par la politique, et celle de la guerre industrielle dont l’expression la plus flagrante est la première guerre mondiale. Ces transitions n’impliquent pas un renouvellement complet des logiques opérationnelles. Pour reprendre la formule de Lavoisier : « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », nous sommes bien dans une évolution qui conservera forcément, si ce ne sont les moyens, au moins les logiques des anciens modèles. Nous avons cependant une dimension révolutionnaire, issue des technologies, qui est l’introduction d’un nouvel espace, le cyber espace, créé par l’homme et dont les limites et les lois sont impossibles à figer comme ce fut possible pour la terre, l’eau et l’air.
Les signes que nous avons aujourd’hui de cette évolution sont des conflits longs, bientôt hors limites, divers et parfois entremêlés donc inintelligibles. Nos adversaires seront capables de nous attaquer sans contrainte de temps car, on peut faire la paix avec un Etat mais, comment la faire avec des hackers dispersés sur notre planète ? Nos adversaires seront résilients, beaucoup plus libre de contraintes et d’impératifs que nous. Ils seront polymorphes, protéiformes et ubiquitaires.
En face, nos sociétés sont fragilisées et contraintes. Elles s’appuient sur un tissu social que l’on pourrait qualifier d’affaibli pour respecter un juste équilibre entre le pessimisme et l’optimisme. Le sens même de l’engagement est troublé. Les actions politiques et militaires sont de plus en plus entremêlées dans une combinaison qui n’a pas prouvé son efficacité comme en témoigne les échecs politico-militaires que furent les derniers conflits d’Irak et d’Afghanistan. Elles se révèlent localement décisives mais stratégiquement impuissantes.
Ces phénomènes sont de nature à profondément modifier l’environnement opérationnel. Ils altèrent l’efficacité de l’engagement de nos pays et de la protection de notre population, de ses intérêts et de son territoire. Ils devraient être de nature à nourrir une réflexion sur nos appareils de sécurité qui dépasserait les horizons structurels actuels.
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