Enseigner la défense, que peut dire un militaire ?
par le GBR (2S) Paul MOREAUX
Le débat s’est à nouveau ouvert sur la nécessité d’un service civique obligatoire. Il est opportun de rappeler que les Maires ont déjà la possibilité d’engager leurs jeunes gens dans leur réserve communale de sécurité civile.
L’Epaulette publiait dans son N° 179 de décembre 2012, ce rappel sur l’existence des lois inappliquées, dont le but était justement de dire au jeune citoyen ce que la société attendait d’eux.
Mais ces lois demandaient aux maires d’agir avec leurs moyens et leurs ressources. C’est à dire de prendre leurs responsabilités. Peu l’ont fait, mais l’exemple de Gonfreville l’Orcher, cité dans l’article joint, montre ce que peut la volonté. C’est tellement plus facile, sous la pressions des événements, de reporter la responsabilité sur l’État en demandant un retour au service civique obligatoire…
D’autres renvoient la réserve communale de sécurité civile (RCSC) à ses limites : elle n’est employable que sur le territoire de la commune. On peut répondre à cette objection qu’il suffirait d’autoriser le préfet du département à coordonner l’action des RCSC sur une zone de catastrophe.
Et les militaires ? Dans un autre article, nous rappelions qu’il existe un militaire chargé de la mise en œuvre des moyens militaires dans le cadre des plans de secours et de défense : le DMD. Il suffirait de lui adjoindre pour 1, 2 ou 3 ans, les officiers dont les armées doivent, au titre de la nouvelle LPM, se séparer. Ce serait un temps utilisé par eux pour se reconvertir et trouver un emploi, en même temps qu’ils planifieraient et qu’ils instruiraient dans les mairies et les écoles.
Enseigner la défense, c’est situer le citoyen à sa place de guerrier dans la société et non situer la place donnée au guerrier dans la société. Le dispositif d’enseignement de la défense mis sur pied à partir de 1997 vise justement la première proposition mais son application atteint la seconde.
Avec la conscription, la France faisait le « triple apprentissage de la nation, de la citoyenneté et de la République » (Annie Crépin[1]). En 1996, la France a modifié radicalement sa vision de la défense : le pays encerclé était devenu sans ennemis, presque sans frontière. Quand toutes les ressources de la nation pouvaient être mises au service de la défense en cas de menace sur les intérêts vitaux, il n’y avait plus qu’un budget restreint et, bientôt le livre blanc parlerait de sécurité nationale et de défense (le qualificatif de « nationale » ne s’y appliquant pas).
La loi 97-1019 du 28 octobre 1997 sur la suspension du service militaire décide avec philosophie de répartir l’enseignement de la défense entre trois acteurs : le militaire, l’élu et l’enseignant. Le principe défini est logique quoique mal connu et il suffit de balayer les actions d’enseignement aux trois niveaux du parcours de citoyenneté pour s’apercevoir que sa réalisation, très inégale, mène souvent au rejet du jeune citoyen, guerrier par nature, ou à son renvoi vers un corps très réduit : les armées.
LA SUSPENSION DU SERVICE MILITAIRE, QUI ENSEIGNE LA DEFENSE ?
Dans « de la République » Platon[2] dit que l’équilibre d’une société repose sur trois piliers : ses philosophes (comprendre : ses dirigeants), ses commerçants (comprendre : ceux qui font vivre la cité par le commerce de leur travail, de leurs idées, de leurs biens, de leur argent…) et ses guerriers (comprendre : ceux qui sont en charge de la défense et de la protection de la cité). Lorsque la valeur de l’un de ces piliers change par rapport aux autres la société est déstabilisée.
Les sages qui ont décidé, avec l’accord du peuple français, de changer radicalement la nature du pilier « guerriers » en 1996 savaient très bien que l’affaiblissement qu’ils portaient à ce pilier allait modifier la nature même de la société. Les philosophes et sociologues de l’époque annonçaient la conséquence naturelle de ce changement : l’inconnu. La période de transition durera une génération (le temps que ceux qui ont été éduqués, sans connaître cette partie du corps des guerriers qu’est l’armée, arrivent au pouvoir). C’est donc vers 2025 que nous verrons le résultat de la décision prise par le peuple français en 1996.
Nos gouvernants, bien conseillés, ont décidé d’accompagner la période de transition d’un « enseignement de la défense ». Celui-ci a été confié à l’Education Nationale (choix en référence aux « hussards de la République »), aidée par les armées et l’IHEDN à travers les trinômes académiques. Un peu plus tard, ils ont modifié les lois qui régissent la sécurité civile et affirmé l’émergence d’une qualité nouvelle à développer : la résilience.
Le parcours de citoyenneté fait passer tous les jeunes Français par trois étapes chronologiques: l’apprentissage de la citoyenneté à l’école, le recensement militaire à la Mairie et la présentation des Armées en local militaire. Ce parcours est progressif et inégalement réparti : les Armées ont une simple action de couronnement d’un enseignement qui a accompagné le jeune de la communale à la terminale, la Mairie a le second rôle, celui d’indiquer au jeune ce que la société attend de lui, le poids principal repose sur l’école : enseigner la citoyenneté.
Donc, enseigner la défense, c’est positionner le citoyen dans sa société, ses règles et ses lois (l’apprentissage de la citoyenneté), lui montrer quelle est sa place de guerrier dans cette société (recensement militaire) et quelle est la place du guerrier dans la société (journée d’appel de préparation à la défense). En règle générale, le dispositif a été tronqué : la défense, c’est le rôle des armées, la mairie se contente souvent d’un rôle administratif (ce n’est pas toujours le cas), les écoles font l’enseignement de la citoyenneté par touches ponctuelles.
L’APPLICATION DU PARCOURS DE CITOYENNETE
Le contact des jeunes avec les armées : l’incompréhension qui suit une mauvaise préparation.
Les journées d’appel de préparation à la défense sont faites pour présenter le volet ultime de la défense, le dernier recours, son expression la plus exceptionnelle. Elles sont en réalité une découverte de la défense. Ce que les jeunes reçoivent comme message est à l’opposé de ce qui est souhaité. En effet, ils ne comprennent pas : « les armées sont le sommet de la défense, leur emploi est l’expression du peuple face à un immense danger » ; ils comprennent : « les armées sont professionnelles, nous avons besoin de 20 000 jeunes par an pour un contrat de quelques années, c’est donc réservé à quelques uns qui ont les qualités requises ». Pour la grosse majorité d’entre vous, c’est simple : « nous n’avons pas besoin de vous ! »
La transformation de la JAPD en JDC (journée défense et citoyenneté) éloigne encore plus les armées des jeunes citoyens.
Comparez à ce que les plus anciens ont connu : « le pacte de Varsovie nous menace, vous avez 20 ans, votre place est dans les armées pour défendre votre pays », et vous comprenez que cette société dans laquelle arrivent nos jeunes, ne les attends pas…
Le contact avec les mairies : souvent simplement administratif mais parfois bien pensé comme un accueil du jeune guerrier dans la cité.
Ce sont les mairies qui ont pour mission d’intégrer les jeunes dans la société et plus particulièrement les « guerriers ». Dans le parcours de citoyenneté, cela s’appelle : « le recensement militaire ». Son expression la plus simple est l’obligation de passer en mairie à l’âge de 16 ans pour se faire inscrire sur le registre de recensement. La plupart des mairies se contentent du minimum mais d’autres l’ont pris différemment.
Connaissez-vous la loi d’août 2004 sur la rénovation de la sécurité civile ? Ou celle d’août 2005 sur la réserve communale de sécurité civile ? Connaissez-vous Gonfreville l’Orcher ?
La loi d’août 2004 rappelle aux citoyens qu’ils sont responsables de la sécurité des autres citoyens et aux Maires qu’ils sont responsables de la sécurité de leurs concitoyens. Elle enjoint aux Maires d’élaborer un plan communal de sauvegarde pour être en mesure de réagir aux accidents climatiques et technologiques.
La loi d’août 2005 définit le droit pour les maires d’organiser une réserve communale de sécurité civile. Lors d’une catastrophe, les professionnels agissent selon leur spécialité, mais les besoins sont tels qu’il faut énormément d’acteurs d’environnement (déblayage, guidage, regroupements, évacuations, recensement…). La réserve communale de sécurité civile, c’est donc cette masse de citoyens, préparés et encadrés qui aideront les professionnels à exercer leur art et les déchargeront des tâches nécessaires mais annexes à leur métier. Cette réserve est bénévole, la loi garantit une assurance aux réservistes (et à ceux qui les emploie) en cas d’accident.
Gonfreville l’Orcher est une petite ville normande très agréable, dotée d’une immense usine classée Sévezo II, bâtie en partie sur une falaise de craie susceptible d’effondrements, une partie de la ville peut être inondée et comme toutes les villes, elle est traversée par des véhicules dangereux. La mairie est tenue par des philosophes au sens civique et républicain très élevé pour qui les problèmes s’écrivent en équation : « Recensement militaire + plan de sauvegarde + réserve communale = période d’information et d’accueil des jeunes ». En juin, lorsque les jeunes des secondes sont assez libres (passage du baccalauréat), ils sont regroupés pour une période d’information. Ils découvrent les corps professionnels de la sécurité et de la protection, l’organisation des secours, de la Mairie…Ils touchent le matériel, discutent avec les professionnels et apprennent qu’on a besoin d’eux, que la ville les attend, qu’ils pourront entrer dans la réserve communale de sécurité civile où ils seront encadrés et participeront à l’organisation du secours de leurs voisins, amis et parents.
Voilà le message d’intégration. Dans une société qui développe la résilience, l’intégration du citoyen à la défense se fait à un niveau décentralisé. Ce maire n’est pas en contradiction avec la loi, il pousse à un niveau très élevé sa mission d’acteur de l’enseignement de défense.
Si tous les jeunes citoyens avaient reçu ce message, la journée des armées aurait signifié : « à ceux qui veulent aller plus loin dans la défense de leurs concitoyens, nous offrons une opportunité exceptionnelle et limitée ».
Jeune citoyen en devenir à l’école : comme une œuvre impressionniste, des touches dispensées au gré de l’histoire, de la géographie et de l’éducation civique, juridique et sociale.
Parler d’enseigner la défense à un professeur de l’éducation nationale attire la réplique : « nous enseignons la citoyenneté, c’est à travers plusieurs années, plusieurs matières que nous allons forger un esprit citoyen qui sentira son devoir de protéger et de développer ce que ses parents lui ont légué. »
L’éducation nationale a très bien qualifié et programmé sa partie d’enseignement à la citoyenneté mais le guerrier est oublié, parfois méprisé…et l’histoire nationale a rejoint sa place dans l’histoire (encore balbutiante) de l’Europe et du monde.
MOT D’UN MILITAIRE
Il faut faire un effort pour séparer le monde dans lequel entrent nos jeunes et celui dans lequel nous, jeunes, sommes entrés. Nous étions les guerriers attendus dans une France encerclée qui soudait ses citoyens autour d’un résistant magnifique. Aujourd’hui, les jeunes entendent que nous n’avons pas besoin d’eux dans une France diluée au sein d’une Europe qui est à nous et à eux mais qu’ils saisissent mieux que nous.
Nous, les militaires savons à quel point l’Histoire est partiale et vise un but. Nous savons aussi que la géographie a toujours raison. Enseigner la défense, c’est aussi revoir l’histoire et la géographie. C’est aussi peut-être admettre que c’est la fin de la puissance des Etats nation.
Charlemagne est-il un empereur français ou allemand ? La carte de son empire ne nous renseigne guère. On y voit presque l’Europe des six. Évidemment, l’histoire des possessions territoriales appuie souvent les ressorts politiques et dans l’histoire de la France, nous voyons François 1er encerclé après l’échec du « camp du drap d’or », tendre la main à Soliman le Magnifique. L’armée multinationale de Fontenoy est cachée sous la dentelle de l’ « après vous Messieurs… ». La Révolution et Valmy nous pousseront vers la nation en arme et nos nations se massacreront. Les guerriers qui ont fait les deux guerres mondiales ont écrit une nouvelle page de notre histoire d’Europe. C’est une histoire de paix que nous continuons d’écrire.
Lorsqu’on regarde la carte de l’Europe on est frappé de voir ses fleuves partir du centre et irriguer son étendue sans solution de continuité. Le bleu, présent dans la terre, l’encercle aussi et porte toute la logistique et les peuples qui se déplacent.
Et cette Europe a un esprit[3] façonné par l’humanisme et la démocratie. L’Europe se construit sans dirigeant fort, la loi de l’opinion publique s’y développe. Nous sommes très loin du résistant providentiel qui incarne la nation.
L’esprit de citoyenneté qui baigne nos jeunes est européen, si nous ne saisissons pas cela, nous ne comprenons pas les jeunes ni l’enseignement qu’ils reçoivent.
Acteurs de l’enseignement de la défense, nous avons un effort d’information à faire. « Nous ?», il s’agit bien sûr des militaires dont la parole s’est libérée par la grâce de la fin du service actif, pas de nos chefs ni de nos camarades qui, dans l’active font avec respect mais avec force, valoir la nécessité d’une défense moderne.
Nous ferons bien notre effort d’information en rappelant autour de nous, aux citoyens et élus que nous côtoyons, que la cité sans guerrier est une cité sans protection, qu’un jeune est guerrier par nature et qu’il a besoin qu’on l’accueille et lui dise sa place. Si ce n’est pas l’institution qui le fait, d’autres s’en chargent et animent des bandes ou des armées privées.
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[1] Annie Crépin : la conscription en débat ou le triple apprentissage de la nation, de la citoyenneté et de la République ». Voir rubrique bibliographie.
[2] Platon : De la république. Voir rubrique bibliographie.
[3] Lucien Jaume : Qu’est-ce que l’esprit européen ? Voir rubrique bibliographie