Le ministre de la Défense est «responsable de la préparation et (…) de l’emploi des forces». Ça n’a l’air de rien, mais cette phrase bouleverse les militaires.
Jean-Yves Le Drian, septembre 2013. REUTERS/Christian Hartmann
Tiré de l’excellent blog « Guerres et influences » ( http://www.guerres-influences.com/) de Romain Mielcarek, un article sur la question du « pouvoir » abondamment commentée ces dernières semaines.
Changement d’organisation à la tête de la Défense française: à l’initiative de Jean-Yves Le Drian, un décret a redéfini les rôles des dirigeants de nos armées. Le ministre de la Défense devient, avec ce texte, le «responsable de la préparation et de l’emploi des forces» quand le chef d’état-major des armées, l’officier le plus haut placé dans la hiérarchie, est chargé de «l’organisation générale des armées».
Derrière ces mots, largement soumis à interprétation, les militaires craignent de voir le politique s’immiscer dans leur gestion des activités au quotidien. L’insertion de cet échelon supplémentaire entre eux et le chef de l’Etat leur fait penser que le ministre et son cabinet pourraient à l’avenir vouloir diriger jusqu’aux opérations à l’étranger. «Les choses changent, analyse un général qui fût longtemps au plus près de l’Elysée: le ministre rentre dans la chaîne de commandement. On l’avait bien vu au Mali: Le Drian était très présent.»
Surtout, l’approche de Jean-Yves Le Drian n’a rien à voir avec ce qu’avaient pu faire certains de ses prédécesseurs. Les familiers du ministère de la Défense se souviennent ainsi de la relation entretenue entre Hervé Morin, lorsqu’il occupait ces fonctions, et son chef d’état-major des armées. «Peut-être le général Georgelin a-t-il été trop loin», concèdent certains à propos de ce dernier, connu pour son autorité et sa capacité à s’imposer, voir à « écraser » son ministre.
Ce décret vient en effet concrétiser l’effort de Jean-Yves Le Drian d’imposer sa marque à la Défense. Celui-ci s’est appliqué, depuis son arrivée à ce poste, à prendre en main le moindre dossier. Plusieurs voyages au Mali et en Afghanistan, une tournée des régiments pour vendre les réformes des armées, des réunions qu’il dirige pour réorganiser le moindre service du ministère: le ministre assène à l’envi qu’il est «responsable» – mot récurrent dans sa bouche – de chaque décision. Impossible désormais pour les militaires de décider de grand-chose sans l’aval du ministre ou de son cabinet.
Dans l’entourage de Jean-Yves Le Drian, on assure que ce décret doit confirmer la démarche entreprise par celui-ci: il répercute les ordres du président et se charge de les faire appliquer par les militaires. Le chef d’état-major des armées, lui, revient à un rôle de conseil, d’organisation et de commandement sur les théâtres d’opération.
Les craintes, stimulées par les corporatismes
Ce qui inquiète les militaires, c’est de ne plus maîtriser certains volets qui sont devenus indispensables dans les opérations modernes. Les officiers déployés sur le terrain se voient en effet amenés à remplir des rôles politiques et diplomatiques pour lesquels ils ont besoin de marge de manoeuvre. Un chef d’état-major des armées dialogue plusieurs fois par semaine avec ses homologues d’autres pays. «Désormais, explique un général fin connaisseur des plus hautes fonctions du ministère, ce qu’il devra dire lui sera dicté par un directeur civil.»
« Les énarques se taillent un empire », s’emporte un autre général, à la retraite, tandis qu’un de ses collègues s’insurge de l’ambition des « petits marquis » du cabinet de Jean-Yves Le Drian. Les militaires n’apprécient guère certaines logiques imposées par les fonctionnaires civils du ministère: parler de compétitivité ou de rentabilité leur paraît inadapté à leur métier. Jean-Yves Le Drian et son cabinet entendent pourtant bien importer les savoir-faire des milieux dont ils sont issus : administrations régionales et cabinets de conseil de haut niveau. «C’est un choc des cultures», pense un général coutumier du fonctionnement de l’état-major des armées.
«Ces gens n’ont aucune sympathie pour les affaires militaires.»
Des reproches que l’on rejette en bloc dans l’entourage du ministre. «Jean-Yves Le Drian ou son cabinet ont-ils donné des ordres au Mali ou en Syrie ?», questionne l’un des proches du ministre.
«Le chef d’état-major des armées a toute latitude pour préparer les forces et appliquer les ordres qui sont donnés par le gouvernement. Pour qu’un ordre militaire soit clair, il faut que l’ordre politique soit clair. La vraie question, ce sont les bouleversements majeurs et la crise qui secoue l’institution depuis 2008.»
Face à l’accumulation des mauvaises nouvelles pour les armées, qui doivent encore se séparer de 30.000 postes d’ici 2019, le ministre se veut aussi rassurant que possible.
«Je sais qu’il y a des interrogations au sujet de l’avenir, nous assure Jean-Yves Le Drian. Je suis conscient de l’inquiétude, mais je ne perçois pas d’effondrement du moral. Il y a un besoin de lever les doutes et je vais m’y employer.»
La répartition du pouvoir, un problème très parisien
«Ces émotions sont souvent très parisiennes, il faut les replacer dans un contexte de balancier qui dure depuis 1961», nous explique un officier affecté au cabinet du ministre.
«La répartition des rôles, entre militaires et politiques, est plus complexe que cela: plus on monte dans les niveaux de responsabilité, plus c’est une question d’hommes.»
Pour lui, il y a les textes et il y a la pratique. Avec près de 80.000 postes supprimés en une décennie, les militaires ne sont en effet pas tous préoccupés par les répartitions de pouvoir entre le ministre de la Défense et le chef d’état-major des armées. Bien au contraire, leur inquiétude relève pour la plupart du quotidien : comment former efficacement des hommes et des femmes qui ne savent même pas si leur régiment sera encore ouvert demain.
Un ancien capitaine, qui a quitté le service en 2001, se souvient ainsi d’avoir vécu les mêmes polémiques sur la répartition du pouvoir alors qu’il était jeune lieutenant à Saint-Cyr, dans les années 1990. Déjà, les généraux défendaient un corporatisme qui se heurtait au pouvoir civil.
«Il y a une rupture entre la base et le chef, déconnectés après trente ans de carrière.»
Pour lui, les généraux ne sont pourtant pas les seuls à faire l’objet de reproches:
«J’ai découvert un peu plus tard, en rencontrant une députée, que son seul intérêt pour l’institution était de préserver la base de Cazaux sur sa circonscription. Pour le reste de la société, tout cela relève du non-sujet.»
Un général, aujourd’hui à la retraite, fait le même constat. Il remarque que «les politiques n’ont aucune réflexion sur l’armée et sa place dans la nation» tandis que se répand «le trouble au sein des militaires». «Quand le chef d’état-major et le ministre se parlent, qu’en sait la base ?», interroge-t-il amèrement, sur l’aveu d’un échec qu’il croit être irréversible: « Nous avons trahi nos subordonnés ».
Romain Mielcarek